Vertige (Premiers Ecrits – Luc Renders)

VERTIGE

Vertige de l’esprit égaré par la beauté.

Extasié par la puérilité,
L’innocence, l’insouciance,
Je m’égare par les sens.

Reflets chatoyants sur son visage poudré d’or ;
Atmosphère parfumée, elle dort.

Oubli des dangers extérieurs ; ce n’est rien, je suis maudit,
Je me dissimule dans la nuit.

Nuit silencieuse.
Je dévoile doucement ses formes soyeuses.
Mon cœur cogne,
Je transpire, je tremble, tout mon sang est à fleur de peau,
Parce que j’ai peur, et pourtant rien n’est pire que d’être borgne,
Alors je brûle les interdits, et je me fais des rivaux,
Parce qu’elle peut se réveiller à tout moment, ouvrir les yeux,
Parce que je la veux.

Inspirations, respirations, lentes, profondes.
Une légère sueur perle sur son corps ainsi qu’une larme qui vagabonde ;
Elle a un bassin éclos d’une lune ronde ;
Son duvet m’inspire la beauté d’un jeune cygne qui me dévergonde ;
Sous les rocs et les tertres patientent des seins juvéniles et des boutons de roses fécondes ;
Courbes délicates, sinueuses, pures, comme sur l’eau une onde ;
Je reçois ce cadeau venant d’un autre monde.

Que ne puis-je cueillir cette fleur pleine de promesses ?
Elle a cette élégance et cette tendresse,
Sa nonchalance se mue en princesse.
Une image lointaine venue des siècles d’autrefois
Où les vastes halls brodés d’argent, d’or, de couleurs et de lumière,
Se changent en corridors froids, étroits,
Le candélabre en lune, et l’alcôve en lit ordinaire.

Enfance… les rêves. Belle au bois dormant, Blanche-Neige.
Besoin de connaître, besoin de toucher,
Besoin de danger !
Sortir du sortilège !

07/95

D’un œil (Premiers Ecrits – Luc Renders)

D’UN OEIL

D’un œil, il voyait tout, le petit.

Son père, il l’a jamais vu, je crois ;
Sa mère, tantôt il en parlait avec amour,
Tantôt il la maudissait :
« C’est une putain,
C’est une salope ! ».
Même pour les autres c’est dur à entendre
Quand on veut que nos parents soient les plus beaux,
Nous voulons vivre encore de l’illusion,
Que pour les nôtres, ce n’est pas vrai.
Et on tressaille à ces mots que l’on veut enfouir
Dans la mémoire : «Les miens ne sont pas comme ça».
Alors on se réveille à l’évidence que c’est vrai,
Alors on ferme les yeux parce que c’est les derniers
Qui nous restent.

D’un œil, il voyait tout, le petit.

5/95

Nuit sans lune (Premiers Ecrits – Luc Renders)

NUIT SANS LUNE

Puis-je te prendre dans mes bras
Comme je l’ai fait autrefois ?
Vis-en-toi les sens de la nuit,
Là-haut, une étoile te suit.

Hiboux, grillons, lucioles, tapis
Dans les sapins et les fouillis,
Dans la nature qui s’oublie,
Adoucissent ton cœur meurtri.

Ta tête tout contre moi, tel
Le poids d’un enfant qui chancelle
Dans les maisons vides, nuits sans lune.

En quête chaque instant d’amour
Et de chaleur, toujours tu cours
Te creuser un rayon de lune.

à G.T.
07/95

Graziella (Premiers Ecrits – Luc RENDERS)

 

GRAZIELLA

 

Je jure que je t’aimais.

Le plus dur pour moi, oui, c’est de t’avoir perdue.
Je revois les parcs où nous nous promenions
Côte à côte ; j’étais dans mes idées perdues,
Tu avais dans la tête de belles chansons.

Je regrette ces instants, nous deux, dans le noir
Où tu offrais ton corps à mes mains de tendresse,
Les courbes de tes seins, tes reins, tes cheveux noirs ;
Et j’arrivais à être rempli de tristesse.

La première fois que je t’ai vue, à un ange
Tu ressemblais. Tes yeux de biche et ton sourire
D’adolescente, tu ne m’as pas donné le change,
C’est toi que je voulais pour femme et te chérir.

Mièvre et soumise, tu pouvais attendre un temps,
Pas éternellement, que je sois tout à toi.
Tu avais de jolis rêves, avec des enfants ;
Je n’étais pas prêt, et j’ai fait le fatal choix.

Je jure que je t’aimais.

07/95

Le serpent (Premiers Ecrits – Luc RENDERS)

 

LE SERPENT

 

A cause du grand soleil,
Toi, Belle, tu sommeilles.

Tu te reposes dans un coin d’ombre,
Sous la verdure de grands arbres ;
Tu ressembles à un marbre,
Ta respiration est douce, et tu sombres
Dans une rêverie où tu languis.
Tu sens en toi un feu qui grandit ;
Tu cherches les sons, les couleurs, les sens, la lumière, l’absolu,
Ce qui pourrait ressembler à ce paradis perdu.

Pas très loin, dans la pénombre des feuilles humides,
Un serpent tranquille, vert et jaune, qui dormait,
Te regarde, t’observe de sa tête ovoïde,
S’avance et se demande ce qui a troublé sa paix.
Toi, belle Danaïde, ton corps bouge, se meut,
Un léger soupir soulève ta poitrine.
Le serpent, sur ta tunique blanche, comme un jeu,
Se souvenant de l’Origine,
Rampe de tout son long, suit les courbes de ton corps presque nu ;
Comme une feuille dans le vent,
Tu frissonnes dans ta vertu ;
Le serpent goûte les joies d’un corps qui se restitue,
Te mord et te tue de son venin ardent.

A quoi rêvais-tu, Beauté d’Albâtre ?

07/95

Qu’importe Femme ! (Premiers Ecrits -Luc RENDERS)

QU ‘ IMPORTE FEMME  !

 

Qu’importe !
Pourvu que nous te fassions l’Amour,
Pourvu que tu te sentes Frémir,
Pourvu que tu te sentes Femme.

Qu’importe !
Que nous en ayons eu d’autres, nous ne sommes pas des apôtres,
Que nous ayons couché avec elles, chez nous ou à l’hôtel,
Que nous soyons gentils ou méchants, subtils ou arrogants,
Parce que nous sommes opprimés ou câlins,
Tu prends ce qui vient,
Pourvu que nous te fassions l’Amour,
Tant que tu te sens Frémir,
Tant que tu te sens Femme.

Qu’importe !
Que nous t’ayons trahie pour une impie,
Que nous t’ayons jetée à la fin d’une soirée,
Que nous t’ayons quittée sans rite, ni suite,
Pourvu qu’il y en ait un qui te comprend,
Qui te garde, qui te surprend,
Qui te donne de l’Amour,
Qui te fait Frémir,
Qui te rend Femme.

1992

A MES MORTS (Premiers Ecrits – Luc RENDERS)

 

A MES MORTS

 

Dans ma tête, je vois des enterrements, des disparus, des pendus,
Des trépassés rongés par des fièvres haineuses,
Des morts qui veulent m’entraîner dans des gouffres profonds,
Et moi, pourtant, je veux vivre.
De ces personnages macabres sortent des ombres du passé
Qui m’attirent à eux
Pour mieux me ronger, me manger, me détruire ;
C’est un guet-apens de ce qu’ils vivent.
Dans mes lucidités, je cherche des réponses par l’absurde,
Et je deviens absurde,
Par l’absurde.

 

Alors je veux rire de moi ;
Je pleure de moi… de ma vie,
Et je pleure pour les autres… de la vie des autres.

 

Ces morts que je vois dans ma tête,
Quand je vais vers eux pour me battre, me défendre,
Ils s’en retournent, ils m’insultent lâchement.

 

Pourquoi ces ombres du passé ?
Que veulent-elles ?

 

10/03/91

 

Monologue du vieux sculpteur

MONOLOGUE DU VIEUX SCULPTEUR

Je suis un vieux sculpteur, devenu sédentaire, lié à la terre. J’étais un ancien mercenaire qui était quelquefois à la solde d’un quelconque roi ou grand seigneur, mais toujours libre de mes ambitions, de mes caprices, d’aller là où il me plaisait.

J’errais dans ce vaste pays fait de plaines et de montagnes, un paysage à la fois fertile et aride, et comparable à l’étendue des mers, calme et sauvage, frappé par le vent que nul obstacle ne retient. J’avais sous la main des dizaines de milliers d’hommes ; ils formaient un long cortège, ils formaient un essaim d’essence humaine. J’aimais l’errance et ses incertitudes ; j’aimais le destin de l’instant et des passions humaines, autant les leurs que les miennes, avides de haine et de vengeance ; j’aimais les sillons creusés dans la terre sous les pas de mes hommes, allant de cité en cité pour y mettre le feu et répandre le sang. Toute mon enfance, ma jeunesse, je les ai passées au milieu de ces hommes abjects, répugnants, et sur les champs de bataille. Je côtoyais l’immonde, ils étaient sales, laids, grossiers, vantards, ivrognes, blagueurs, voleurs, assassins, opportunistes, hypocrites ; ils étaient des hommes de chair et de sang, le cœur palpitait dans leur poitrine, la haine fermentait dans leurs entrailles. Les femmes qui nous enfantaient étaient plutôt des putes en quête d’un morceau de pain et d’une protection. Quand leurs hommes mouraient, elles passaient à d’autres, si elles n’appartenaient déjà pas à tout le monde, et celles qui n’avaient plus d’atout, mouraient en chemin. Elles procréaient des monstres hideux, grotesques, difformes, informes, ceux que tout le monde rejette, ceux qui n’ont pas de place, ceux qui n’ont pas d’asile, ceux dont le destin est d’être sans foi ni loi qui les oblige d’être libre. De laquelle suis-je né ? Ma mémoire l’a oublié, et d’elle je n’ai connu que la chaleur de ses entrailles, le lait chaud de ses mamelles, et le sang brûlant de ses haines.

Nous étions faits pour tuer, incendier, violer, piller, torturer, amasser, jouir, nous enivrer,… pour moi,… pour mes hommes. Où que nous allions, champs, camps, hameaux, villages, villes, châteaux, cités subissaient le même sort ; tout était détruit, saccagé, pillé, incendié,… Les cadavres éventrés, mutilés jonchaient le sol dans des flaques de sang ; c’était des carnages faits de jouissance. Après notre passage, il ne restait rien debout, nous y laissions ce même spectacle de désolation, de destruction. Les rumeurs de nos faits mettaient le pays dans la terreur.

Ma dernière bataille s’est passée dans le sein même d’une grande cité dont les remparts n’avaient jamais encore cédé aux assauts, dont les portes étaient encore inviolées.
Nous avions mis nos campements dans la plaine devant ses portes fermées. Nous étions comme des mouches excitées par le festin ; nous aimions sentir cette panique monter de l’autre côté des murs. Après quelques assauts rejetés, et les coups de béliers répétés, les portes cédèrent sous la force de nos pulsions comme le viol d’une femme qui est pieds et poing liés, qui tente de résister. Le carnage dans la cité pouvait commencer, de rue en rue, puis de quartier en quartier ; cependant il y avait peu de résistance, peu de soldats à tuer, peu d’habitants à éventrer. La ville avait été vidée et piégée avec soin, nous condamnant à ne pouvoir qu’y mettre le feu. La cité avait été pénétrée mais elle restait encore insoumise. Tout ce qui m’importait était d’atteindre le palais où s’étaient retranchées les forces vives de la cité et où il y avait, disait-on, une jeune reine. Leurs soldats luttaient avec acharnement pour la protéger, éviter qu’elle ne tombe sous notre emprise.
Malgré notre sauvagerie, ils luttaient, s’acharnaient, se sacrifiaient ; les cris, l’odeur du sang, les bruits des armes, les corps qui tombaient, la vue des flammes redoublaient nos forces mais rien n’y faisait, ils étaient en nombre pour défendre leur souveraine. De pièce en pièce, nous la cherchions, et quand je l’eus sous le tranchant de mon épée, leur reine, dans les bras de sa nourrice, ne devait pas avoir plus d’un an, une enfant de toute beauté dont la grâce et le regard éblouissaient déjà. Sous l’effet de la surprise, mon bras s’était arrêté et c’est moi qui fus touché au visage par l’arme d’un de ses gardes. Blessé gravement, inconscient, mes seconds, blessés aussi, battaient en retraite pour me retirer des combats ; ils me protégeaient de leur corps, sacrifiaient maintenant leur vie pour moi, pour me permettre de sortir de la cité en feu où les combats continuaient, pour faire de ce lieu un enfer.
Ils m’ont transporté jusqu’à un village tout proche épargné par les combats où un vieillard nous recueillit, nous cacha dans sa maison et soigna nos blessures. Alors que la fièvre et le délire s’emparaient de mon corps et de mon esprit, les combats continuaient dans et autour de la ville, et la rumeur de ma mort parmi mes hommes annonçait ma défaite. Mes hommes, même ceux qui voulaient se constituer prisonnier, étaient mis à mort sur-le-champ, de sorte que ceux qui m’accompagnaient ont fui, me laissant seul chez ce vieillard.

Il m’offrait l’hospitalité de sa maison où, de toute évidence, j’étais en sécurité, protégé, mais mon orgueil fétide ne pouvait rester là, dans l’ombre, dans son humble habitation, dans la tranquillité, dans l’abdication, dans le calme d’un village. Dès que je fus rétabli, j’ai essayé de regrouper les hommes qui devaient me rester, mes seconds, mes compagnons de combat,… sans pouvoir en retrouver un seul. Aucun des chefs sur lesquels je comptais, n’avait survécu à cette bataille, tous avaient été massacrés. Pendant des jours et des semaines, j’ai continué mes recherches sans succès, sans aucune trace d’eux ; j’ai fait toutes les villes, tous les villages, tous les hameaux de la contrée, j’ai poussé jusqu’à la côte et les ports, où l’on me contait les récits de leur mise à mort et où l’on me considérait comme mort. Un homme me conduisit même sur les lieux où furent exécutés ceux qui m’avaient retiré des combats et transporté chez le vieillard ; leur fuite avait été vaine. Ceux qui ont pu survivre avaient dû fuir très loin au-delà des montagnes et des grands fleuves. Puis je suis revenu dans ce village où je m’étais réfugié, chez ce vieillard.

Pendant les mois qui suivirent, je suis resté dans sa demeure sans dire un mot, des jours sans manger. Je m’enfermais entre quatre murs, dans le silence des pierres et de la terre, et je me rappelais tous les événements de cette dernière bataille dans les moindres détails. J’ébauchais encore de nouveaux plans, de nouvelles passions, de nouvelles haines. J’allais devoir reconstituer une armée, me rendre chez l’un ou l’autre roi que j’avais soutenu dans ses guerres, et ce vieillard silencieux, travaillant sa terre, lisant, me regardait de temps à autre sans jamais dire un mot. Il tournait ses pots, sculptait quelques oeuvres, lisait, s’occupait de ses affaires dans un même calme, dans une même passion tranquille. De sa part, jamais l’ébauche d’un mot, le début d’une exclamation, la tentative d’une conversation, mais toujours un regard ouvert sur quelque chose qu’il y avait sur et en moi. Je trouvais chez lui un asile sûr. Je n’en aurais fait qu’une bouchée de ce vieillard alors que je savais que ma vie, pour l’instant, dépendait de la sienne. Il me regardait,… puis il me souriait gentiment, et allait travailler. Il recevait des gens, discutait gaiement avec eux, avec beaucoup de gentillesse et d’intelligence.

Ainsi les mois passèrent, sans que je puisse quitter cette maison, prisonnier d’une force qui n’utilise point de chaîne, alors que j’avais toujours sous la main mon épée, cette lame en acier trempé dans le sang de la haine, cette épée qui ne connut jamais le doute, la peur… et la défaite. Entre ces quatre murs, je conçus enfin ce qu’était la mort : le vide et l’absence… le silence ! Tous mes soldats ont été massacrés en une seule fois ; je les ai tous envoyés à la mort ; je n’ai finalement tenu ma promesse à aucun d’eux ; je n’ai réussi à éliminer et vider de leurs richesses que quelques grands seigneurs, mis en ruine que quelques cités qui se sont relevées ; elles sont des fourmilières qui sans cesse se reconstruisent. Je pensais avoir assez d’hommes pour réduire à néant encore quantité de châteaux et de villes. Ils sont tous morts, dans une bataille décidée par moi, pour moi. Ces mille promesses qu’ils avaient profondément dans la peau : de l’or, de l’argent à volonté, ces seigneurs que l’on détrônerait un à un, leur château que l’on viderait de leur substance, leurs femmes que l’on violerait, leurs maisons à incendier, leurs prairies à brûler, leurs esclaves à déchiqueter, ces bestiaux à tuer, et… festoyer pendant des années entières. Et ce vieillard continuait à me sourire, pénétré d’une sérénité inaltérable et profonde. De ce vieil homme, qu’ai-je appris ? A lire, à écrire. Il m’a aussi initié à ses sciences, à sa sagesse, il m’a enseigné l’art de guérir, l’art d’aimer,… et l’art de la terre.

Je suis dans l’atelier, à l’arrière de la demeure qu’il m’a laissée. La lumière tamisée venant de la fenêtre recouverte par un fin drap de lin blanc, apporte l’intimité dont j’ai besoin pour ma sculpture. Cette œuvre, une statue, est la dernière qui sortira de mes mains, je sens ma fin approcher. Il y a quelques jours, j’ai senti l’âge s’avancer encore, où un matin je n’ouvrirai plus les yeux ; je sens la fin venir à moi à grands pas, comme on sent l’hiver approcher ; je la sens venir comme d’une personne qui doit frapper à ma porte, et m’emmener vers d’autres mondes. Je suis vieux et las, les années m’ont donné une plénitude d’esprit et une vision de la vie bien différente de ce qu’elle était lorsque j’étais guerrier. Bien des choses changent en quelques décennies, et, plus encore, lorsque la mort se mesure à la vie, lorsqu’elle décide de se fondre dans les événements de la vie des humains.
De mes doigts, je façonne les contours du corps de cette jeune femme emplie de grâce, de beauté; je sens le glissement de la terre glaise sous mes doigts ; je lui donne la vie, la vie que je veux, et que je veux que les autres lui donnent. Je donne la forme que je veux à ce visage, à ce cou, à ce buste, à ces seins, à ces reins, à ces hanches, à ce corps ; je sens l’humide et la chair de cette terre prise dans les plaines devant les portes même de cette cité qui m’a vaincue, ces terres gorgées de sang des combats. Dans ma tête, c’est comme si une autre vie se mettait à vivre, se déroulait devant mes yeux ; j’y sens vivre tous mes souvenirs, toutes les images du passé métamorphosé, et, parfois, d’autres que je n’ai jamais vues. J’y sens la vie se refaire, prendre une nouvelle forme, une nouvelle direction, parce qu’une vie ne se refait pas, elle se modifie, elle cherche des multiples voies ; l’arbre se ramifie et qu’on lui coupe une de ses branches ne change rien à sa survie ni à son destin, ni à son essence. Les choses changent, impriment aux objets d’autres volumes, d’autres contours, d’autres couleurs, impriment à l’esprit une autre façon de voir, de bouger, de penser, d’écouter, d’agir, et la grande vérité est que tout cela vient du cœur.

Pour une seconde fois, je me sens seul et misérable. Les forces me quittent, et pourtant j’ai un vif plaisir de sentir le contour de ce corps qui est sorti de mes mains. Je lui ai donné ce qu’il y a de plus beau dans la nature humaine, ce qu’il faut pour séduire les hommes, mais aussi, ce qu’il faut dans l’œil, la tête, dans ce corps pour leur résister ; c’est par-là, peut-être que j’arriverai à donner une fin à ma vie, à combler mon oeuvre. Je sens tellement cette vie, je lui donne tout pour qu’elle soit heureuse, et que tout soit évité pour qu’elle ne subisse pas les mêmes horreurs que je lui ai fait endurer dans ma jeunesse. De mes doigts, je veux que sorte le plaisir d’être reine ou princesse, des sentiments de se sentir bien à porter un bijou ou une émeraude. Je tâche que son oreille soit la plus belle possible pour que les orfèvres puissent y greffer, comme un appendice originel, un pendentif, une perle. Il faut que son corps puisse porter quelques bracelets, chaînettes, colliers, que tout ce qui va s’y poser ait un reflet somptueux sur sa beauté, dans son oeil, sur son sourire, sur l’éclat de son esprit,… de ce qu’elle devra nous montrer, de ce qu’il nous faudra respecter, de ce qu’il nous faudra honorer.

pr Colette R.
06/93