Visage dans la gare – Charnières – Luc Renders

VISAGE DANS LA GARE

Parmi la foule,
Ton visage dans la peur,
Le train roule
Sans heurt.

Personne ne te regarde,
Les gens n’ont pas le temps,
Tu passes comme une ombre hagarde,
A contre-courant.

C’est ma faute,
Le souci dans l’âme,
Mes pierres d’Argonaute
Forment un brise-lames.

Imbécile que je suis,
Je suis passé à côté de toi,
De te voir, ému, content, mais j’ai fui
La tête basse,
Dans la masse
Où je me noie.

11/95

FEMMES (extrait de Charnières)

FEMMES

Chaque coup que le destin frappe est un coup de bâton, le salaire de mon ignorance, de mes insouciances.
Le destin n’est pas aussi aveugle que je le crois, même s’il ne regarde pas qui il frappe, il ne récompense que ceux qui sont dans son droit chemin !

Qui récompenses-tu ? Celui qui t’honore de son regard et de son corps ? De quelle façon faudra-t-il te regarder pour ne pas sentir ton ressentiment et ta colère ? Comment soulager tes douleurs profondes sans attirer tes foudres et tes haines ?

Vous êtes toutes différentes, mais aussi toutes semblables ; pas une pour défendre l’autre, mais toutes unies en une même âme, en une même essence.

Qu’avais-je oublié d’important à tes yeux ?
J’avais oublié que tes reins ont le mouvement de leur destin, que tes flancs ont engendré tous nos enfants, que tes seins ont la générosité de nos besoins.
J’avais oublié que ta peau est douce comme la soie, que la beauté de tes yeux est l’expression profonde et immense de ton âme, que tes cheveux, libres au vent, servent à séduire tes amants.
J’avais oublié que sur tes lèvres se dessinent, en lettres rouges, les mots d’amour que tu désires entendre toujours, que tes dents blanches, si elles peuvent mordre, ont plus de plaisir à croquer, que tes pieds, sur ce sol, marquent l’empreinte légère de tes volontés, que rien en toi ne doit être délaissé.
J’avais oublié que, dans nos ébats amoureux, ta langue avait l’habileté du serpent, que tu en voulais encore et encore au point de me dévorer.
J’avais oublié que tu pouvais être chatte et féline, tendre et meurtrière, attendrie par des murmures et déchaînée par des fureurs.
J’avais oublié ces blessures terribles que tant d’hommes t’ont faites, que toutes mes douceurs ne pourront pas anéantir tant de rancœur et tant de peine.
J’avais aussi oublié, qu’à tes yeux, il y avait un animal en moi.
Je t’avais oubliée jusqu’à ne plus savoir qui tu étais.

A chaque nouveau regard que je croise, tu es une autre mais il y a quelque chose en toi qui n’a pas changé ; chaque page que je tourne, reste un nouveau mystère. Chaque fois je crois te saisir, je pense que tu es la dernière, celle de mes rêves, mais je fais la même erreur, et le destin me punit… tu me punis.
J’avais oublié que tu n’acceptes pas les méprises.
J’avais oublié ta présence, que derrière ce visage tu étais toujours là avec tes rires enfermés.

Toi aussi, tu as tout oublié,
Oublié que j’ai oublié,
Que l’oubli mène à l’erreur et à l’errance.
06/02/2003

Edouard – Conte

Edouard
Conte

 

Il était une fois un roi très méchant qui régnait sur un vaste royaume. Il en était devenu le maître par la ruse, le mensonge, l’opportunisme. Il savait surtout ce que lui rapporterait d’être roi : l’argent, le pouvoir et bien d’autres choses que je ne peux conter ici.

Sa méchanceté était devenue légendaire, elle allait bien au-delà des frontières du royaume. Il se fâchait pour un rien, mettait en soumission tous ses sujets qui avaient une peur bleue de lui, de ses terribles colères. Tous devaient courber l’échine devant lui, tous devaient travailler à sa fortune, à ses désirs, à ses lubies, à ses démangeaisons. Il mettait son peuple aux travaux forcés, et plus que souvent dans des travaux inutiles.

Un jour, qu’il était dans une de se humeurs tyranniques qui le caractérisait, força-t-il, sous peine de mort, un de ses sujets, un pauvre jeune villageois du nom d’Edouard, à creuser un grand trou. Edouard était jeune, beau, et devait bientôt se marier avec sa petite amie d’enfance qui habitait le même village que lui, situé à quelques lieux du château du roi.

 » Oui, creuse-moi un grand trou !  » : s’exclamait le roi.  » Un très grand trou, et très profond. Creuse-le à la dimension de ce que sera ton désespoir ! Ah ah ah !! ». Le roi riait de son ingéniosité ; il en avait déjà mis des milliers sous les supplices de la torture, des coups, des insultes,… Il désarçonnait et terrorisait par son imagination diabolique.
Le roi n’avait vu ce brave et pauvre garçon qu’une seule fois, et ce dernier n’avait jamais entrevu son roi que de loin, lorsque celui-ci dévastait ses champs de blé à courir derrière le gibier de la forêt.

Sous la menace des armes et des chiens de garde, il commença donc à creuser son trou, se demandant où voulait en venir le roi, ce qu’il voulait dire par :  » Creuse-le à la dimension de ce que sera ton désespoir ! « . Il commença donc à creuser, et à creuser… Le roi aimait à assister aux débuts des travaux qu’il commandait ; il riait à gorge déployée de ce malheureux qui devait creuser un trou sans savoir pourquoi. Dans l’innocence de son jeune âge, pris au piège de la faiblesse de sa maturité, de sa candeur, Edouard regardait le roi dans les yeux et se demandait ce qui lui tombait dessus ; c’était un blasphème pour le roi que d’être regardé de cette façon-là, droit dans les yeux, et il se mit en colère et lui cracha des injures.
La nouvelle fit le tour du royaume, et suivant le camp auquel les sujets appartenaient, les uns riaient, les autres se peinaient devant ces abominations stupides. Devant tant de cruauté, tant d’autorité, de bêtises, d’impasses, le peuple ne pensait plus. Le peuple avait bien fait quelques tentatives de rébellion, d’émeutes mais toutes avaient été neutralisées par ses espions, et réprimées dans le sang par son armée.
Tous les jours le roi venait faire son petit tour, s’amuser. Jamais il ne manquait ce rendez-vous quotidien et matinal avec un sujet de son peuple, cela pimentait le début de sa journée.
Les jours passaient, le trou commençait à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre pour y devenir un puits. Le malheureux y passait ses jours et ses nuits, et le roi venait passer sa tête et se moquer de lui.
Edouard ne pouvait s’enfuir. Après deux semaines de travail, le trou s’enfonçait si profondément dans la terre qu’un seul garde et son chien méchant suffisaient à le surveiller.
Le trou s’enfonçait toujours, et les peurs commençaient et augmentaient. Il pensait creuser sa propre tombe ; il pensait à la folie du roi qui demanderait à un autre prisonnier de le reboucher. Ou le ferait-il creuser jusqu’au centre de la terre, jusqu’aux enfers ? L’imagination du peuple est superstitieuse. Heureusement le roi oubliait son prisonnier, d’autres plaisirs occupaient son temps. Pour Edouard, seul le travail lui faisait oublier sa condition, et chaque jour qui passait était un sursis bienvenu, tandis que dans les cachots humides de ce royaume où les prisonniers étaient torturés ou abandonnés, il n’y avait que la mort qui était la bienvenue.

Chaque jour, le serviteur remontait des dizaines de seaux de terre et de cailloux arrachés à la terre qu’un autre prisonnier évacuait. Mais un jour, sous ses coups de pelle, dans cette terre grasse et noire des profondeurs de la terre, le gardien remarqua des cailloux brillants, étincelants. Pour Edouard, dans l’obscurité de sa tombe, tous les cailloux se ressemblaient mais pour l’œil expert du roi les choses étaient différentes, il s’agissait de diamants. Il courut vite au bord de ce qui maintenant était un gouffre.  » Brave serviteur ! Quel drôle de bête de somme tu fais !  » : lui cria-t-il !  » En plus de l’esclavage inutile où je te mets, tu me rapportes des diamants. Ah ah! Creuse encore ! Ramène-moi la fortune que tu trouveras au fond de ton désespoir. Ton zèle m’avait lassé depuis quelques temps mais cette découverte relance l’intérêt que je te porte. Creuse à mon profit ! Ah ah ah ! Tout le pays ne parle que de toi et de tes misères. Grâce à toi, je vais faire de beaux rêves. A demain !  »

Le roi n’avait pas réellement besoin de ces diamants, il était déjà très riche, mais il laissait le serviteur à sa peine quotidienne, le condamnait au sort qu’il lui avait réservé, la mort.
Pour comble de cruauté, il avait emprisonné dans son château la fiancée d’Edouard, et la mettait aux travaux les plus vils qui puissent écraser, salir et corrompre une jeune fille innocente. Le roi ne manquait jamais de lui donner des nouvelles de son amie.

Les jours passaient et Edouard était au désespoir ; il avait réellement creusé un trou à la dimension et à la profondeur de son désespoir. Il ne voyait plus qu’une petite lueur tout en haut quand il levait la tête. La seule consolation était qu’à midi, à son zénith, le soleil pénétrait la terre pour l’atteindre. Maigre consolation pour ce brave garçon parce que le roi, accompagné de sa cour, décida de venir juste à ce moment, il quittait expressément son repas, pour voir la tête du sujet le plus célèbre dans tout son royaume. Le malheureux demandait grâce, mais rien n’y fit. Il devait continuer à creuser.  » Chaque soir, je pense à toi, mon ami. En plus des diamants, que pourrais-tu me trouver encore de plus précieux ? Creuse encore ! Ah ah ah !!! « . Aussi serait-il mort si le geôlier n’avait pas fermé les yeux quand le cuisinier venait jeter des restes de cuisine dans le fond du trou au lieu de les jeter aux cochons. Dans ce pays, le triste emploi de geôlier était le plus sur moyen de rester en vie !

Les jours passaient sans que le roi fût ému, trop content de vivre comme Crésus sur le dos du peuple et de ce malheureux qui ne devenait plus que l’ombre de lui-même. Le trou qu’il creusait devint si profond qu’on dut nouer plusieurs cordes ensemble pour remonter les terres à la surface.
Dans cette situation, il n’y avait plus que la mort qui pût apporter une issue décente à la situation qu’il supportait. Il priait pour sauver son âme, appel qu’il faisait chaque jour lorsque le soleil arrivait au zénith dans sa course journalière. Le roi de son côté s’était si bien enrichi, s’était si bien amusé qu’il décida de ne plus penser à son serviteur qui avait cessé de se lamenter, et ne remontait plus que de la terre et des vulgaires cailloux.
Edouard avait creusé avec un zèle empreint d’obéissance, de soumission et de respect mais dont l’autre face étaient la crainte, la peur. Edouard avait continué à creuser avec la présence d’esprit de mettre de côté les pierres précieuses qu’il trouvait, lassant ainsi l’intérêt que le roi lui portait. Il advint même qu’un jour, son geôlier ne rejeta plus le seau dans le puits. Il avait beau appeler, crier, plus personne ne répondait. Ainsi le roi avait décidé de le laisser mourir de faim. Il ne passait plus par là que des gens jetant des pierres et des injures, ou des enfants venant tendre l’oreille, entendre les gémissements d’Edouard. Lorsqu’un jour, plus aucun bruit ne montait des profondeurs de la terre, Edouard était donc mort. Ce qui ne fit que déranger le roi dans ses plaisirs lorsqu’on lui parlait de ce prisonnier :  » Quoi ! Vous me dérangez !  » Et il entrait dans une vive colère.

La lucidité prenait forme dans l’esprit d’Edouard dont les jours étaient comptés ; il savait que son roi était un méchant prince, et que tous ses vassaux le craignaient et lui obéissaient par peur d’être emprisonnés, mis au travail, souvent torturés, tant et si bien que tout le monde se faisait petit pour passer inaperçu ; ils vivaient tous dans la peur. Il fit cette prière au ciel :  » Sortez-moi d’ici, délivrez-moi ! Avec la fortune que j’ai maintenant, je jure de lever une grande armée, de détrôner ce méchant roi, de libérer tous les prisonniers, de sortir le peuple de l’esclavage arbitraire « . Il fit cette prière tous les jours lorsque le soleil passait au-dessus de sa prison, avant d’être replongé dans les ténèbres de la terre, dans des angoisses, dans l’Hadès, mais il continuait d’espérer. Quand un jour, il entendit un étrange bruit tout à côté de lui. Il allongea son bras maigre pour reconnaître le pelage doux d’un lapin. Un lapin avait creusé sa galerie jusqu’à lui. Jamais il n’aurait pensé qu’un lapin eût pu creuser des galeries si profondément dans la terre. Le lapin fit demi-tour, l’invitant à le suivre. Edouard inspectait de ses mains amaigries le terrier que le lapin avait laissé derrière lui, et se rendit compte qu’il pouvait l’emprunter, il avait maigri au point qu’il n’avait plus que la peau sur les os, et comme il était encore très jeune, le tunnel était suffisant pour lui permettre de s’y engager.

Parvenu à la surface, Edouard cacha les pierres dans un des terriers de Maître Lapin ; il fit de lui son fidèle banquier, et décida de tenir la promesse qu’il avait faite au soleil. Fort de sa nouvelle fortune qu’il avait arrachée à la terre, fort aussi de sa foi, fort de sa lucidité, fort de sa révolte contre l’injustice qu’il avait subie et qu’avaient subie sa fiancée et le peuple, il appela le peuple à la révolte. Il avait d’abord réuni une armée très puissante composée de tous les gens qui avaient dû fuir leur famille, leur village, leur pays pour échapper à la dictature de ce prince noir ; ainsi le nombre de ses soldats se comptait par milliers. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans tout le pays, et il parvint à soulever le peuple contre son roi qui regretta de n’avoir pas tué ce misérable de ses mains.

Les débuts des combats furent violents, les châteaux résistaient parce que le roi possédait une grande fortune et parce qu’aussi il s’assurait les services de soldats bien entraînés et fortement armés, sans foi ni loi. Mais Edouard et ses nouveaux amis allaient de victoires en victoires, et le soleil accompagnait le courage de ces valeureux soldats. Dans les nuages de poussière que soulevaient les combats, il y avait celui de l’ombre et de la lumière. Les unes après les autres, les places fortes du royaume tombèrent, parfois sans combat parce que les habitants des châteaux savaient que s’ils aidaient ce nouveau héros, ils seraient libérés de leur tyran.
Enfin, il ne restait plus que le château du roi, situé au cœur même du royaume, ce qui n’était pas une mince affaire parce qu’il était défendu par sa garde personnelle qu’il payait à prix d’or, et aussi il y détenait en otage sa fiancée. Le monarque y avait rassemblé ses dernières forces, les plus terribles, les plus horribles des chevaliers noirs, sans scrupules, ceux à qui le roi confiait les basses besognes pour semer la terreur, et accomplir les pires méfaits. Le roi et ses mercenaires, car il s’agissait bien de mercenaires, n’avaient en fait plus que leur peau à défendre, et ils redoublaient de force parce qu’aucun d’eux n’aurait la chance de rester en vie, chacun d’eux avait au moins mille adversaires qui assiégeaient le château, et qui souhaitaient se faire justice.
A force d’obstination, d’assauts, de ruses, le château finit par tomber dans les mains de notre héros. Le valeureux chevalier voulut un duel franc avec ce roi mais il ne rencontra qu’un souverain devenu gras et obséquieux par la couardise et l’opulence. On l’avait cherché partout dans le château, il s’était caché sous une table recouverte d’une grande nappe qui tombait jusqu’à terre ; il y tremblait de peur, il pouvait à peine tenir une épée. Voilà quel état le vrai visage de leur monarque ! Voilà comment avait fini la vie d’un roi tyrannique ! Voilà ce qu’il était devenu au fil de ses années de règne et perdition !

Comme promis, les prisonniers furent tous libérés, les servitudes levées, tous les habitants furent dédommagés avec l’argent retrouvé dans les coffres du roi déchu. Cependant, ceux-ci étaient quasi vides tant les dépenses étaient excessives et somptueuses au point qu’il fallut saisir les biens de tous ses barons qui s’étaient enrichis pendant son règne aux dépens du peuple, et redistribuer les terres pour que chacun puisse refaire une vie. Pendant des semaines, dans tout le royaume devenu libre, le peuple fit la fête. Quant au roi déchu, il fut condamné à être le valet de tous ses sujets jusqu’à la fin de ses jours ; il récoltait ainsi ce qu’il avait semé.

Pour diriger ce royaume, il fallait un nouveau roi, le peuple prit naturellement son serviteur zélé comme nouveau monarque. Son couronnement se fit le même jour que son mariage, ce qui mit le royaume de nouveau en liesse pour une décennie. Aux festivités, tous les habitants, petits et grands, furent invités.
Encore une fois, le peuple reprit ses droits. Pendant le banquet, on assigna l’ancien roi à la vaisselle avec, pour seul gardien, un chien bâtard qui lui mordait les mollets chaque fois qu’il s’avisait de vouloir faire une pause.

Edouard nomma monsieur Lapin comme ministre des finances qui le seconda dans toutes ses décisions pour le bien de son peuple. Il fut même décidé de changer le drapeau du pays, d’y retirer le sanguinaire aigle noir pour le remplacer par un soleil et un lapin blanc qui avait aidé Edouard à s’évader et à libérer le pays de la tyrannie.