Monologue du vieux sculpteur

MONOLOGUE DU VIEUX SCULPTEUR

Je suis un vieux sculpteur, devenu sédentaire, lié à la terre. J’étais un ancien mercenaire qui était quelquefois à la solde d’un quelconque roi ou grand seigneur, mais toujours libre de mes ambitions, de mes caprices, d’aller là où il me plaisait.

J’errais dans ce vaste pays fait de plaines et de montagnes, un paysage à la fois fertile et aride, et comparable à l’étendue des mers, calme et sauvage, frappé par le vent que nul obstacle ne retient. J’avais sous la main des dizaines de milliers d’hommes ; ils formaient un long cortège, ils formaient un essaim d’essence humaine. J’aimais l’errance et ses incertitudes ; j’aimais le destin de l’instant et des passions humaines, autant les leurs que les miennes, avides de haine et de vengeance ; j’aimais les sillons creusés dans la terre sous les pas de mes hommes, allant de cité en cité pour y mettre le feu et répandre le sang. Toute mon enfance, ma jeunesse, je les ai passées au milieu de ces hommes abjects, répugnants, et sur les champs de bataille. Je côtoyais l’immonde, ils étaient sales, laids, grossiers, vantards, ivrognes, blagueurs, voleurs, assassins, opportunistes, hypocrites ; ils étaient des hommes de chair et de sang, le cœur palpitait dans leur poitrine, la haine fermentait dans leurs entrailles. Les femmes qui nous enfantaient étaient plutôt des putes en quête d’un morceau de pain et d’une protection. Quand leurs hommes mouraient, elles passaient à d’autres, si elles n’appartenaient déjà pas à tout le monde, et celles qui n’avaient plus d’atout, mouraient en chemin. Elles procréaient des monstres hideux, grotesques, difformes, informes, ceux que tout le monde rejette, ceux qui n’ont pas de place, ceux qui n’ont pas d’asile, ceux dont le destin est d’être sans foi ni loi qui les oblige d’être libre. De laquelle suis-je né ? Ma mémoire l’a oublié, et d’elle je n’ai connu que la chaleur de ses entrailles, le lait chaud de ses mamelles, et le sang brûlant de ses haines.

Nous étions faits pour tuer, incendier, violer, piller, torturer, amasser, jouir, nous enivrer,… pour moi,… pour mes hommes. Où que nous allions, champs, camps, hameaux, villages, villes, châteaux, cités subissaient le même sort ; tout était détruit, saccagé, pillé, incendié,… Les cadavres éventrés, mutilés jonchaient le sol dans des flaques de sang ; c’était des carnages faits de jouissance. Après notre passage, il ne restait rien debout, nous y laissions ce même spectacle de désolation, de destruction. Les rumeurs de nos faits mettaient le pays dans la terreur.

Ma dernière bataille s’est passée dans le sein même d’une grande cité dont les remparts n’avaient jamais encore cédé aux assauts, dont les portes étaient encore inviolées.
Nous avions mis nos campements dans la plaine devant ses portes fermées. Nous étions comme des mouches excitées par le festin ; nous aimions sentir cette panique monter de l’autre côté des murs. Après quelques assauts rejetés, et les coups de béliers répétés, les portes cédèrent sous la force de nos pulsions comme le viol d’une femme qui est pieds et poing liés, qui tente de résister. Le carnage dans la cité pouvait commencer, de rue en rue, puis de quartier en quartier ; cependant il y avait peu de résistance, peu de soldats à tuer, peu d’habitants à éventrer. La ville avait été vidée et piégée avec soin, nous condamnant à ne pouvoir qu’y mettre le feu. La cité avait été pénétrée mais elle restait encore insoumise. Tout ce qui m’importait était d’atteindre le palais où s’étaient retranchées les forces vives de la cité et où il y avait, disait-on, une jeune reine. Leurs soldats luttaient avec acharnement pour la protéger, éviter qu’elle ne tombe sous notre emprise.
Malgré notre sauvagerie, ils luttaient, s’acharnaient, se sacrifiaient ; les cris, l’odeur du sang, les bruits des armes, les corps qui tombaient, la vue des flammes redoublaient nos forces mais rien n’y faisait, ils étaient en nombre pour défendre leur souveraine. De pièce en pièce, nous la cherchions, et quand je l’eus sous le tranchant de mon épée, leur reine, dans les bras de sa nourrice, ne devait pas avoir plus d’un an, une enfant de toute beauté dont la grâce et le regard éblouissaient déjà. Sous l’effet de la surprise, mon bras s’était arrêté et c’est moi qui fus touché au visage par l’arme d’un de ses gardes. Blessé gravement, inconscient, mes seconds, blessés aussi, battaient en retraite pour me retirer des combats ; ils me protégeaient de leur corps, sacrifiaient maintenant leur vie pour moi, pour me permettre de sortir de la cité en feu où les combats continuaient, pour faire de ce lieu un enfer.
Ils m’ont transporté jusqu’à un village tout proche épargné par les combats où un vieillard nous recueillit, nous cacha dans sa maison et soigna nos blessures. Alors que la fièvre et le délire s’emparaient de mon corps et de mon esprit, les combats continuaient dans et autour de la ville, et la rumeur de ma mort parmi mes hommes annonçait ma défaite. Mes hommes, même ceux qui voulaient se constituer prisonnier, étaient mis à mort sur-le-champ, de sorte que ceux qui m’accompagnaient ont fui, me laissant seul chez ce vieillard.

Il m’offrait l’hospitalité de sa maison où, de toute évidence, j’étais en sécurité, protégé, mais mon orgueil fétide ne pouvait rester là, dans l’ombre, dans son humble habitation, dans la tranquillité, dans l’abdication, dans le calme d’un village. Dès que je fus rétabli, j’ai essayé de regrouper les hommes qui devaient me rester, mes seconds, mes compagnons de combat,… sans pouvoir en retrouver un seul. Aucun des chefs sur lesquels je comptais, n’avait survécu à cette bataille, tous avaient été massacrés. Pendant des jours et des semaines, j’ai continué mes recherches sans succès, sans aucune trace d’eux ; j’ai fait toutes les villes, tous les villages, tous les hameaux de la contrée, j’ai poussé jusqu’à la côte et les ports, où l’on me contait les récits de leur mise à mort et où l’on me considérait comme mort. Un homme me conduisit même sur les lieux où furent exécutés ceux qui m’avaient retiré des combats et transporté chez le vieillard ; leur fuite avait été vaine. Ceux qui ont pu survivre avaient dû fuir très loin au-delà des montagnes et des grands fleuves. Puis je suis revenu dans ce village où je m’étais réfugié, chez ce vieillard.

Pendant les mois qui suivirent, je suis resté dans sa demeure sans dire un mot, des jours sans manger. Je m’enfermais entre quatre murs, dans le silence des pierres et de la terre, et je me rappelais tous les événements de cette dernière bataille dans les moindres détails. J’ébauchais encore de nouveaux plans, de nouvelles passions, de nouvelles haines. J’allais devoir reconstituer une armée, me rendre chez l’un ou l’autre roi que j’avais soutenu dans ses guerres, et ce vieillard silencieux, travaillant sa terre, lisant, me regardait de temps à autre sans jamais dire un mot. Il tournait ses pots, sculptait quelques oeuvres, lisait, s’occupait de ses affaires dans un même calme, dans une même passion tranquille. De sa part, jamais l’ébauche d’un mot, le début d’une exclamation, la tentative d’une conversation, mais toujours un regard ouvert sur quelque chose qu’il y avait sur et en moi. Je trouvais chez lui un asile sûr. Je n’en aurais fait qu’une bouchée de ce vieillard alors que je savais que ma vie, pour l’instant, dépendait de la sienne. Il me regardait,… puis il me souriait gentiment, et allait travailler. Il recevait des gens, discutait gaiement avec eux, avec beaucoup de gentillesse et d’intelligence.

Ainsi les mois passèrent, sans que je puisse quitter cette maison, prisonnier d’une force qui n’utilise point de chaîne, alors que j’avais toujours sous la main mon épée, cette lame en acier trempé dans le sang de la haine, cette épée qui ne connut jamais le doute, la peur… et la défaite. Entre ces quatre murs, je conçus enfin ce qu’était la mort : le vide et l’absence… le silence ! Tous mes soldats ont été massacrés en une seule fois ; je les ai tous envoyés à la mort ; je n’ai finalement tenu ma promesse à aucun d’eux ; je n’ai réussi à éliminer et vider de leurs richesses que quelques grands seigneurs, mis en ruine que quelques cités qui se sont relevées ; elles sont des fourmilières qui sans cesse se reconstruisent. Je pensais avoir assez d’hommes pour réduire à néant encore quantité de châteaux et de villes. Ils sont tous morts, dans une bataille décidée par moi, pour moi. Ces mille promesses qu’ils avaient profondément dans la peau : de l’or, de l’argent à volonté, ces seigneurs que l’on détrônerait un à un, leur château que l’on viderait de leur substance, leurs femmes que l’on violerait, leurs maisons à incendier, leurs prairies à brûler, leurs esclaves à déchiqueter, ces bestiaux à tuer, et… festoyer pendant des années entières. Et ce vieillard continuait à me sourire, pénétré d’une sérénité inaltérable et profonde. De ce vieil homme, qu’ai-je appris ? A lire, à écrire. Il m’a aussi initié à ses sciences, à sa sagesse, il m’a enseigné l’art de guérir, l’art d’aimer,… et l’art de la terre.

Je suis dans l’atelier, à l’arrière de la demeure qu’il m’a laissée. La lumière tamisée venant de la fenêtre recouverte par un fin drap de lin blanc, apporte l’intimité dont j’ai besoin pour ma sculpture. Cette œuvre, une statue, est la dernière qui sortira de mes mains, je sens ma fin approcher. Il y a quelques jours, j’ai senti l’âge s’avancer encore, où un matin je n’ouvrirai plus les yeux ; je sens la fin venir à moi à grands pas, comme on sent l’hiver approcher ; je la sens venir comme d’une personne qui doit frapper à ma porte, et m’emmener vers d’autres mondes. Je suis vieux et las, les années m’ont donné une plénitude d’esprit et une vision de la vie bien différente de ce qu’elle était lorsque j’étais guerrier. Bien des choses changent en quelques décennies, et, plus encore, lorsque la mort se mesure à la vie, lorsqu’elle décide de se fondre dans les événements de la vie des humains.
De mes doigts, je façonne les contours du corps de cette jeune femme emplie de grâce, de beauté; je sens le glissement de la terre glaise sous mes doigts ; je lui donne la vie, la vie que je veux, et que je veux que les autres lui donnent. Je donne la forme que je veux à ce visage, à ce cou, à ce buste, à ces seins, à ces reins, à ces hanches, à ce corps ; je sens l’humide et la chair de cette terre prise dans les plaines devant les portes même de cette cité qui m’a vaincue, ces terres gorgées de sang des combats. Dans ma tête, c’est comme si une autre vie se mettait à vivre, se déroulait devant mes yeux ; j’y sens vivre tous mes souvenirs, toutes les images du passé métamorphosé, et, parfois, d’autres que je n’ai jamais vues. J’y sens la vie se refaire, prendre une nouvelle forme, une nouvelle direction, parce qu’une vie ne se refait pas, elle se modifie, elle cherche des multiples voies ; l’arbre se ramifie et qu’on lui coupe une de ses branches ne change rien à sa survie ni à son destin, ni à son essence. Les choses changent, impriment aux objets d’autres volumes, d’autres contours, d’autres couleurs, impriment à l’esprit une autre façon de voir, de bouger, de penser, d’écouter, d’agir, et la grande vérité est que tout cela vient du cœur.

Pour une seconde fois, je me sens seul et misérable. Les forces me quittent, et pourtant j’ai un vif plaisir de sentir le contour de ce corps qui est sorti de mes mains. Je lui ai donné ce qu’il y a de plus beau dans la nature humaine, ce qu’il faut pour séduire les hommes, mais aussi, ce qu’il faut dans l’œil, la tête, dans ce corps pour leur résister ; c’est par-là, peut-être que j’arriverai à donner une fin à ma vie, à combler mon oeuvre. Je sens tellement cette vie, je lui donne tout pour qu’elle soit heureuse, et que tout soit évité pour qu’elle ne subisse pas les mêmes horreurs que je lui ai fait endurer dans ma jeunesse. De mes doigts, je veux que sorte le plaisir d’être reine ou princesse, des sentiments de se sentir bien à porter un bijou ou une émeraude. Je tâche que son oreille soit la plus belle possible pour que les orfèvres puissent y greffer, comme un appendice originel, un pendentif, une perle. Il faut que son corps puisse porter quelques bracelets, chaînettes, colliers, que tout ce qui va s’y poser ait un reflet somptueux sur sa beauté, dans son oeil, sur son sourire, sur l’éclat de son esprit,… de ce qu’elle devra nous montrer, de ce qu’il nous faudra respecter, de ce qu’il nous faudra honorer.

pr Colette R.
06/93